J’avais quinze ans, je découvrais le monde et ce que je pressentais depuis l’enfance m’est apparu dans sa brutale réalité. Un monde d’injustice, de violence, de médiocrité et d'hypocrisie. Tout compte fait, c’est la médiocrité et l'hypocrisie qui m’a le plus dégouté. L’injustice et la violence, il peut arriver que l’on s’y fasse. Mais la médiocrité ou l’hypocrisie… jamais. Que me restait-il : l’action violente, accroché à l’illusion de tout pouvoir changer ? Le suicide, j’y ai songé. Moi, je ne me voyais pas vivre dans ce monde. Illusion bien vaine. Me penser différent des autres m’a sauvé la vie. J’avais quinze ans. Il est des rencontres, des lectures qui à l’adolescence vous sauvent la vie. J’aurai l’occasion d’en reparler. Rimbaud est de ceux-là.
J’ai lu que certains se posent la question de savoir si Rimbaud était de gauche ou de droite. Il me semble qu’ils n’ont rien compris. Rimbaud était un révolté, pas un révolutionnaire. Il se rebelle contre la religion, la morale bourgeoise bien sûr mais, aussi contre les conventions, les idées toutes faites, les leçons apprises par choeur. Il éprouve, c'est attesté, des sympathies pour la commune de Paris. Il est révolté contre la bêtise d'un ordre injuste, desséchant et hypocrite. Mais, je ne pense pas qu’il soit idéologiquement avec les communards. Leurs chemins se croisent un moment. Rimbaud n’a pas d’écurie ni de fil à la patte. Il n’a pas d’étiquette. C’est un idéaliste peut-être mais, ce n’est pas un idéologue. Rimbaud est et restera sa vie entière un éternel insurgé.
Le révolté ne veut pas le changer le monde, il ne veut pas se conformer à l’ordre établi, c'est tout. Il se pense en marge. Le révolutionnaire comme le révolté, sont en lutte contre le monde tel qu’il est. Mais lorsque le révolutionnaire s’arrête le révolté continue. Quand la révolution triomphe, un nouvel ordre s’établit. Le triomphe d’un ordre nouveau ne calme pas son mal-être, car son mal-être est d'une autre nature, face à l’absurdité et la médiocrité du monde. Les idées toutes faites, contre lesquelles il se révoltait, n’ont souvent fait que d’être remplacées par des nouvelles. Le révolté, s’il lui arrive de se conformer un moment à la norme, ce n’est jamais pour longtemps. Il ne s'y résout jamais vraiment. Il le subit et vient toujours le moment où il retrouve sa révolte primitive.
Rimbaud n’est pas le petit fantassin d’un idéal qu’il faut à tout pris servir. Sa liberté est au-dessus de tout. Obéir aux consignes sans dire son mot, tout cela le rebute. Il crie bien haut ce qu’il pense. Il exprime sa pensée, ses opinions en toute liberté sans faire référence à un quelconque catéchisme. Il vit la vie qu’il a choisi sans s’enfermer dans un rôle. Même celui du poète. Rimbaud a surement eu conscience de ce qui l’attendait s’il continuait à écrire et s’il restait sur place. Il eut envie d’une autre vie.
Je perçois Rimbaud comme cela à travers ses écrits, mais surtout sa vie. Sa vie d’écrivain surement, mais également sa vie après l’écriture. Rimbaud est inclassable. Chacun voit Rimbaud a sa manière, un peu comme cela l’arrange, et moi aussi sans doute. Chacun le pare de ses propres habits. Chacun se l’approprie et lui fait porter ses rêves, ce qu’il est et peut-être bien plus, ce qu’il voulait être et qu’il n’est pas.
Rimbaud quitte l’Europe à 20 ans. Il cesse d’écrire. Il commence une autre vie. Il veut vivre une autre vie, être un autre, penser différemment. Il rejette ce qu’il a été et qui peut être l’a déçu. Il le dit dans le Bateau ivre : « Les aubes sont navrantes ». Il est mort à 37 ans. Sûrement, a-t-il eu la prescience de sa mort. A 20 ans, a-t-il compris qu’il était à la moitié de sa vie ? Alors, il souhaite surement que les années qui vont suivre soient différentes. Il va vivre une autre vie et penser autrement. Cesser l’écriture est surement pour lui une nouvelle forme de révolte. Une révolte contre une société qui voulait l’enfermer dans le statut de poète et Rimbaud ne supporte aucun statut. Il ne finira pas l’Académie française. Il ne voulait pas se retrouver du côté des plus nombreux, devenir prisonnier de l’admiration réelle ou feinte du monde qui l’entourait. C’était surement pour lui un plaisir jouissif de se sentir rejeter, voué au diable. Alors, il part. Les fleuves l’ont laissé descendre où il voulait.
En résumé, voici, quelques vers.
Révolte, voici mes larmes, voici mes pleurs.
Délivre-moi du bien, poète, je t’implore.
Toi qui connus l’opprobre et puis l’humiliation,
Viens, fais-moi partager tes illuminations.
Et pour la liberté et par la solitude,
J’ai arraché de moi leurs pales certitudes.
Idées bien pensantes qui partout prolifèrent.
Et je partis pour une saison en enfer.
Rêveur impénitent allongé sur la berge,
Je cherchais l’étoile que la folie héberge.
Ivre d’une errance, le bateau que je pris
Dériva sur les désordres de mon esprit.
Conscience de l’inconscient, nuit originelle,
Utopie, hors du temps, images obsessionnelles.
La vision d’un visage, tourments affectifs,
Transport dans l’abime des élans primitifs.
Vomissant les relents de leurs pensées funèbres
Survint la lumière, traversant mes ténèbres.
Je me suis délivré de ce qui asservit.
J’avais quinze ans, pas plus, tu m’as sauvé la vie.
Tu m’as donné le souffle, tu m’as pris la main.
Tu m’as aidé à vivre au moins jusqu’à demain.
Je n’étais pas comme eux, je n’étais pas commun.
Ils étaient si nombreux et moi, je n’étais qu’un.
Et si j’ai malgré moi dû entrer dans la danse,
J’ai malgré tout vécu en gardant ma cadence.
Ma jeunesse est passée. Ton empreinte est restée.
Je suis toujours pareil, je peux en attester.
Je pense avec doute, mais toujours sans censure
Quel que soit le propos, quel que soit la blessure.
La révolte renait, soubresaut de la chair
Que la pensée anime, ultimes surenchères.
A 20 ans, j'étais révolutionnaire. Mais, je voulais révolutionner ma vie pas la société. La société peu m'importait. Rimbaud écrivait "changer la vie". Changer sa vie, pas le monde ou changer son rapport au monde.
Je n’aime pas la droite et la gauche m’emmerde. Dans une réunion, entouré de gens de droite, je deviens révolutionnaire simplement pour voir la tronche qu’ils tirent. Face à des mecs de gauche j’ai un discours de droite voir d’extrême droite, et pourquoi pas, ça dépend de l’avancée de la soirée, de la forme du moment et aussi, il faut bien l’avouer, de ce que j’ai picolé. Je deviens écologiste devant des climato-sceptiques. Je nie le réchauffement climatique en présence des petits bonhommes verts, rien que pour leur donner des boutons. Quand j’entends des propos racistes me vient l’envi de cracher à la gueule de ces connards. Face à des activistes antiracistes, je laisse volontairement planer des doutes sur mes convictions. C’est comme ça. Même si le racisme me répugne. Je suis athée avec les croyants, mais il me plait de défendre la religion devant un parterre de bouffeurs de curés. Je peux être rationaliste jusqu’au bout des ongles et puis subitement venir à la rescousse de pensées les plus mystiques.
Peut-être parce que je porte toutes ces idées en moi… ou que j’aime bien emmerder le monde. Emmerder pour le plaisir. Surement. Mais aussi parce que tout n’est pas blanc ou noir et que les raisons de l’autre m’importe. Penser, c’est toujours laisser dans notre univers intellectuel de la place pour les idées des autres.
Je ne peux pas me sentir d’un camp. Je veux dire d’un seul camp. Je ne peux être d’un parti, d’un syndicat, d’une école de pensée, d’un clan, d’une chapelle. Je ne veux pas d’un collier et d’une laisse, d’une obligation ou d’une seule manière d’être et de penser. Penser, vient du latin « pensere » qui signifiait peser. Penser, c’est peser le pour et le contre. C’est mettre en balance des arguments contradictoires. Et selon, les plateaux de la balance peuvent aller d’un côté ou de l’autre. Donc penser, c’est quelques fois pencher d’un coté, quelques fois de l’autre. Certains pensent toujours pareil. C’est parce qu’ils ne pensent pas. Ils pensent juste ce qu’il faut. Raisonnablement. Ils pensent comme ils baisent. Juste pour l’hygiène.
J’ai des convictions qu’il me plait de défendre bec et ongles, le cas échéant bien sûr. Mais toujours le doute est en moi. Et, si j’avais tort ou que les arguments des autres possédaient aussi une part de vérité aussi minime soit elle. Ne mériterait-elle pas que je l’accueille. D’ailleurs penser sans douter, est-ce encore penser ? Penser sans douter, c’est monstrueux. L’absence de doute n’a fait qu’engendrer des monstres. Et puis j’aime trop ma liberté de penser. Ne faire que relayer la parole d’une organisation ou d’une école de penser m’est tout simplement insupportable, même s’il faut le payer au prix de la solitude et de l’opprobre.
Je ne supporte pas d’être le bon petit soldat d’un idéal, d’une idéologie, d’une religion, d’une cause, même la plus belle, à servir coute que coute. Je n’ai pas l’âme militante. On me l’a reproché. Le militantisme, peut avoir ses lettres de noblesse, je l'admets. Mais j'ai bien peur d’en être pour toujours indigne.
Et puis penser, c’est savoir s’élever au-dessus de la banalité du quotidien, là où la mélancolie est sans limite… d’une infinie tristesse.
Nous voilà, bien loin de Rimbaud me direz-vous. Rimbaud ? Ah, oui, Rimbaud !